Argument

Construites par la main des humains depuis des millénaires (on estime que sur les 600 000 à 800 000 mares métropolitaines, plus de 95% ont été creusées par les êtres humains), détentrices d’une très forte biodiversité (20% des espèces aquatiques protégées sur moins de 0,05% de la superficie nationale), composantes primordiales de la Trame Verte et Bleue (TVB) et des réseaux écologiques, porteuses de fonctionnalités écosystémiques précieuses et irremplaçables, les mares et les petits plans d’eau ont un intérêt patrimonial qui conjugue richesses naturelles et culturelles (Sajaloli, Teissier-Ensminger, 1997 ; Sajaloli, Dutilleul, 2001)[1]. « Hot spot » biologique, la mare compose un milieu hybride, très fragile du fait de la facilité avec laquelle on l’aménage ou le détruit, très mobile du fait de la vitesse des processus biophysiques (atterrissement, comblement), très dépendant des usages et de l’entretien qu’il mobilise (Oertli, 2013 ; Sajaloli et alii, 2000)[2]. Il s’agit aussi d’un objet environnemental largement répandu dans des espaces extrêmement différents allant du milieu rural (mares de champs, de prairie, de forêt… ; mares de fermes et de villages) aux milieux urbains ou plus artificialisés (mares autoroutières, mares d’ornement, mares de parking liées à la récupération des eaux de pluie…), des milieux littoraux, aux espaces de plaine et de moyenne ou de haute montagne (Sajaloli, 2005)[3]. Il s’agit encore d’un objet qui, avec le changement climatique et la raréfaction des ressources aquatiques (Aroua, 2016 ; Cereghino et alii, 2013)[4], connaît une transformation de ses aménités sociales (lutte conte les îlots de chaleur urbains, réserve d’eau en milieu rural…) qui suscite des débats (méga-bassine de substitution agricole pour irrigation des cultures en saison sèche). Si la destruction de ces petites zones humides semble actuellement freinée (plus de 90% des mares ont disparu depuis le début du XXe siècle, et plus de 50% depuis les années 1950), elle se poursuit localement, soit intentionnellement, soit faute d’entretien. Il y a donc une urgence à mettre en place des programmes de protection de ces milieux et de sensibilisation auprès du public, des collectivités locales, des acteurs socio-économiques et des gestionnaires.

Or, les mares sont très difficiles à conserver par les outils habituels de la protection de la nature (réserve naturelle, arrêté de biotope…) du fait de leur très petite taille et de leur absence d’identité foncière. Temporaires, elles déjouent également les réglementations qui réclament de la constance pour s’appliquer. En outre, leur nombre, leur densité, les difficultés de définition qui les entourent, l’incompréhension des mécanismes biochimiques et écologiques déterminant le fonctionnement de leurs écosystèmes, gênent le diagnostic. Et ce d’autant plus que leur richesse biologique élémentaire est intimement liée à l’existence de réseaux connectés de mares, les matrices paysagères dans lesquelles elles s’insèrent étant le plus souvent d’un intérêt naturel limité (Clauzel, 2020, 2021 ; Collectif, 1997)[5]. Par ailleurs, l’élaboration d’une argumentation patrimoniale reposant sur l’intérêt historique et mémoriel de ces petits lieux d’eau, sur les aménités territoriales motivant leur conservation, est difficile, voire ignorée (Sajaloli, 2006, 2009, 2020)[6]. Enfin, conjuguer approches naturalistes et socio-culturelles, notamment par un multi-usages de ces petits plans d’eau, reste largement impensé.

 

Le colloque « Les mares, un patrimoine naturel construit, un patrimoine culturel négligé. Intégrer les dimensions géohistorique et territoriale dans la gestion contemporaine des petits lieux d’eau » part du constat que les enjeux naturalistes peinent à s’associer avec les enjeux socio-économiques et culturels : le patrimoine Mare (le « patrimare » ?) est ainsi scindé en deux pans, parfois antagonistes. D’un côté, les naturalistes tendent à soustraire les mares des territoires qu’elles enrichissent en en limitant l’accès et les usages au nom de la protection d’espèces rares et protégées ; de l’autre, les collectivités locales et les gestionnaires privés ou publics de l’espace mésestiment les richesses biologiques des mares et souhaitent tout au moins associer leur conservation à des usages grand public (loisir ou autres). L’objectif du colloque est donc, en mobilisant la géohistoire de ces petites zones humides, mais aussi les dimensions culturelles et psychologiques, les dimensions juridiques et territoriales, de voir en quoi les mares sont susceptibles de s’inscrire dans une démarche patrimoniale combinant valorisation des richesses naturelles et historiques, protection des milieux et multi usages collectifs de la nature.

Son ambition est également de confronter les regards scientifiques avec les préoccupations et opérations des gestionnaires de ces petits lieux d’eau afin d’accroître l’opérationnalité de la manifestation. Seront donc invités à communiquer et à échanger dans des tables rondes, des scientifiques issus des sciences du vivant et des sciences humaines et juridiques, des gestionnaires des milieux naturels et des responsables de la gestion des territoires (collectivités territoriales, propriétaires privés…). Le colloque, par le biais d’une session « témoignages » dont les contours restent à définir (poster, table-ronde, lectures…), sera également ouvert aux particuliers, adhérentes et adhérents à la SNPN notamment (mais pas exclusivement), qui, gérant et protégeant des mares dans la discrétion, auront l’occasion de raconter l’histoire de leur petite pièce d’eau. Seront également attendues les interventions venues d’autres espaces que la France métropolitaine, que ce soit de l’ultra-marin, d’autres pays européens, nord-américains, du bassin méditerranéen, africains ou asiatiques (…) dès lors qu’elles exposent des cas concrets et originaux de coexistence entre usages socio-économiques et consolidation de la biodiversité. Nous pensons par exemple aux oasis du sud algérien où les eaux épurées après leur traitement dans des stations alimentent des mares à la faune et à la flore remarquables. Nous pensons aussi aux bassins intra-urbains de Diourbel (Sénégal) où la présence de l’eau en fin de saison sèche apporte un puissant agrément et constitue un élément de lutte contre l’îlot de chaleur urbain lié au changement climatique. De même, les mares-tanks du sud de l’Inde constituent des exemples originaux où se mêlent usages agricoles, refuges de l’avifaune, usages de loisir, voire fonctions sacrées en milieu péri-urbain. Nous pensons encore aux bassins de décantation-filtration des autoroutes ou des agglomérations franciliennes qui servent de halte pour les oiseaux migrateurs comme les Tadorne de belon.

Dans une perspective géohistorique, il s’agit également d’identifier les trajectoires des semis de mares et d’expliciter les raisons de leur maintien ou de leur disparition. Disparues, sont-elles des indicateurs de la modernité productiviste des espaces ruraux ? Maintenues, caractérisent-elles au contraire des campagnes reculées laissées à l’écart de l’agriculture industrielle ? En ville, comment s’insèrent-elles dans les documents d’urbanisme et par quels arguments ont-elles échappé, ou non, au comblement ? Par quelles nouvelles fonctions environnementales sont-elles valorisées ? Dans les deux cas, quelle est la part de l’histoire locale, du rapport intime que les sociétés nouent avec l’eau, dans la disparité des trajectoires observées ? Enfin, à l’heure où la responsabilité civile des élus est engagée, que disent le droit de l’environnement et le droit civil en matière de sécurité publique ? Comment enfin, du chant strident des grenouilles lors de la reproduction à l’intolérance au bruit de certains néoruraux, s’articule la cohabitation entre le sauvage et l’habité ?



[1] SAJALOLI, B., TEISSIER-ENSMINGER, A., 1997, Radioscopie des mares, Collection Environnement,Paris, L'Harmattan, 288 p.

SAJALOLI, B., DUTILLEUL, C., 2001, Les mares, des potentialités environnementales à revaloriser, Rapport final, PNRZH « Les mares, des potentialités environnementales à revaloriser », Centre de Biogéographie-Écologie de l’École Normale Supérieure Lettres Sciences Humaines, UMR 8505 CNRS - ENS LSH, 142 p.

[2] OERTLI B., Frossard P.-A., 2013, Mares et étangs, écologie, gestion, aménagement et valorisation. Presses polytechniques et universitaires romandes, Coll. Gérer l’environnement.

SAJALOLI B., LIMOGES O., DUTILLEUL C., THULIE A., 2 000, Contribution des mares à la qualité biologique et sociale des territoires. Exemples dans le Bassin Parisien, pp. 215-234, in WICHEREK S. (2000) L’eau de la cellule au paysage, éd. ELSEVIER, 424 p.

[3] SAJALOLI B., 2005, Typologie patrimoniale des mares, pp. 47-54 in Cahier Thématique du PNRZH (2005), Caractérisation des zones humides, vol. 2, éd. du ministère de l’Écologie et du Développement durable, 72 p.

[4] AROUA N., 2016, Comment se pose la question de l’eau en milieu urbain aujourd’hui ? Revue francophone du développement durable, n° 8

CEREGHINO R., BOIX D., CAUCHI H.-M., MARTENS K., OERTLI B., 2013, “The ecological role of ponds in a changing world”, Hydrobologia

[5] CLAUZEL C., 2021, Réseaux écologiques et connectivité du paysage, Mémoire d’Habilitation à Diriger des Recherches, Ladyss, université de Paris, 185 p., https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-03480647/file/Volume1_HDR_Clauzel.pdf

CLAUZEL C., 2020, Rapport du projet TRAMARE (2019-2022), Ladyss, université de Paris, 34 p., https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03113687/document

COLLECTIF, 1997, « Spécial Mares », Le Courrier de la nature, SNPN, n° 161, 52 p.

[6] SAJALOLI B., 2009, « Lavoirs, laveuses et lavandières », Zones Humides Infos, n° 63, p. 13-14

SAJALOLI B., 2009, « Petit patrimoine de l’eau et réhabilitation des zones humides », Zones Humides Infos, n° 63, p. 2­­-5

SAJALOLI B., 2006, « Mares au diable et marais ensorcelés », Zones Humides Infos, n° 54, p 15-16.

SAJALOLI B., 2020, La mare. Perle d’eau. Œil de terre, p. 517-542, in VOISIN Patrick (dir) Réinventer la brachylogie, entre dialectique, rhétorique et poétique, Paris, Garnier, collection Rencontres, 628 p.

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